« Tout voyage commence par un petit pas », dit un proverbe chinois. Pour Huawei, c’est par un grand événement, que la crise a débuté. Le 1er décembre 2018, la directrice financière du groupe, Meng Wanzhou, fille du fondateur Ren Zhengfei, est arrêtée dans un aéroport canadien, soupçonnée d’avoir participé au contournement des sanctions américaines contre l’Iran, sur demande des autorités américaines qui demandent son extradition.
Une bataille géopolitique
Si Meng Wanzhou est libérée sous caution le 12 décembre, elle reste toujours sur le coup d’une procédure d’extradition vers le territoire américain.
L’entreprise se retrouve alors plongée au cœur d’une bataille géopolitique, sino-américaine. Suite à l’arrestation de Meng Wanzhou, la Chine proteste en effet par son ambassade au Canada, demandant la libération de sa ressortissante qui n’a « violé aucune loi américaine ni canadienne ». Elle arrête ensuite deux ressortissants canadiens, un ancien diplomate travaillant pour l’International Crisis Group pour « atteinte à la sécurité nationale » ainsi qu’un responsable d’agences de voyages, et condamne à mort un ressortissant canadien condamné quelques années plus tôt à 15 ans de prison. D’affaire individuelle, l’affaire Huawei devient donc une affaire d’État.
Face à cette situation, le groupe choisit d’abord une stratégie prudente. Suite à l’arrestation, il se borne à remarquer que « la compagnie a reçu très peu d’informations en ce qui concerne les accusations et n’est pas au courant d’un quelconque méfait de la part de Madame Meng ».
Puis, lorsqu’il reçoit des journalistes anglo-saxons au siège du groupe à Shenzhen en janvier, le fondateur, Ren Zhengfei, qui s’exprime très rarement devant la presse, se garde de tout propos provocant. Il souligne la neutralité politique du groupe - « j’aime mon pays, je soutiens le Parti communiste. Mais je ne ferai jamais rien pour nuire au monde », avant d’indiquer « je ne vois aucun lien entre mes convictions politiques personnelles et les activités de Huawei » - et fait l’éloge du président américain, qui coupe les taxes.
Mais c’est en un sens déjà trop tard : les États-Unis, changeant de fusil d’épaule, profitent de l’éclat médiatique autour de l’arrestation. Ils amplifient bruyamment une campagne auparavant discrète pour dissuader leurs alliés de recourir à l’équipementier chinois dans la 5G. Une deuxième accusation, bien plus grave, se greffe à la première : Huawei est contraint de faire de l’espionnage au profit du gouvernement chinois. Non seulement la direction de l’entreprise ne respecte pas les sanctions internationales, ce qui révèle une mauvaise gouvernance, mais en plus, l’entreprise dans son ensemble représente un risque pour la sécurité nationale, imposant sa mise à l’écart.
Cette accusation est formellement étayée par le retour d’une affaire d’espionnage économique portant sur des faits anciens. Le 29 janvier 2019, alors qu’ont lieu des négociations commerciales sino-américaines, un tribunal de l’État de Washington publie un acte d’accusation reprochant à Huawei d’avoir volé des technologies américaines. Il met au jour le vol de technologies de l’opérateur américain T-Mobile en 2012: un employé de Huawei, invité à visiter les locaux où était présenté Tappy, développé dans les années 2000 pour tester les smartphones en reproduisant les doigts humains, aurait alors extrait discrètement un composant du robot pour le glisser dans le sac de son ordinateur portable. Loin d’être le produit d’un agissement isolé, l’accusation soutient que cette fuite d’informations découle d’un système de primes internes à Huawei, où les employés seraient rémunérés pour les informations dérobées. Cette accusation sème alors le trouble sur l’équipementier, qui outre la vente de smartphones, entend contribuer à la construction du réseau 5G. Cette série d’événements n’est cependant pas entièrement fortuite : elle révèle un conflit latent avec l’équipementier chinois, entreprise high-tech chinoise la plus internationale.
Sécurité nationale et intérêts économiques
Depuis son expansion internationale datant du début des années 2000, l’entreprise a été en butte à l’hostilité américaine. Lorsqu’elle entre sur le marché américain en 2003, elle est immédiatement accusée par Cisco de commercialiser ses technologies et, si le règlement du différend est scellé en 2004 hors des tribunaux, elle n’a jamais réussi à s’implanter aux États-Unis dans le secteur des infrastructures télécoms, ayant été de fait exclue à partir de 2012. Un rapport d’une soixantaine de pages du House Intelligence Committee, commission du Congrès en charge du renseignement, avait en effet jugé que l’équipementier, comme son compatriote ZTE, ne coopérait pas suffisamment avec les autorités et était sous influence étrangère.
Cette inquiétude se renforce avec les réseaux de 5e génération, beaucoup plus sensibles que les autres parce que leurs composants sont « intelligents » et captent beaucoup plus de données. La Nouvelle-Zélande, l’Australie, le Japon ont ainsi déjà annoncé l’exclusion de Huawei des réseaux 5G, sous la pression des États-Unis qui ont eux-mêmes pris cette initiative.
Pourtant, dans une audition du 8 mars 2018, les experts auditionnés par la US-China Economic and Security Commission sur la question de la 5G recommandaient une approche plus souple, l’exclusion a priori des équipementiers chinois, transmettant le sentiment d’une application arbitraire de la loi. Dès le World Mobile Forum 2018, son PDG d’alors, Richard Yu, ne s’était pas privé de souligné que les concurrents de Huawei recouraient à des moyens politiques pour masquer leur retard technologique.
Après la période de tourmente, c’est précisément ce ressort qu’exploite la communication du groupe, à travers une campagne mondiale, soulignant le service rendu par la qualité de ses produits et leur coût compétitif.
Son porte-parole indique laconiquement « Nous allons continuer à laisser les faits parler d’eux-mêmes et nous efforcer d’expliquer mieux ce que nous faisons pour connecter les gens et améliorer la technologie ». Bannie de Nouvelle-Zélande, la marque joue de l’orgueil local en diffusant une affiche promotionnelle « La 5G sans Huawei, c’est comme le rugby sans la Nouvelle-Zélande » dans les journaux et les espaces publics. Par contraste avec ses déclarations de janvier, le fondateur Ren Zhengfei déclare le 21 février, à la BBC, que les États-Unis ne seront pas capables d’« écraser » son groupe et que leur décision n’est pas représentative, car « si la lumière s’éteint à l’Ouest, l’Est continuera quand même de briller ». Le PDG tournant actuel prend même un malin plaisir à retourner l’accusation : si les États-Unis souhaitent décourager leurs alliés de recourir à Huawei, c’est non seulement pour protéger leurs intérêts économiques en vendant des équipements américains, mais aussi pour mieux continuer à les espionner !
La stratégie d’Huawei a évolué, passant du silence à l’offensive, contournant l’aspect sécuritaire pour souligner les avantages économiques.
Un bilan nuancé d’une communication offensive
Selon l’ancien directeur des affaires publiques du groupe aux États-Unis, William Plummer, cité par le Financial Times, cette gestion de crise est un échec prévisible. L’approche de confrontation, qui aurait pu être légitime lorsque Huawei a été de facto exclu du marché américain en 2012, n’est plus efficace. Et le groupe a à de nombreuses reprises manqué l’opportunité de créer la confiance nécessaire avec les partenaires institutionnels.
Ceci dit, si l’administration américaine n’est pas convaincue, Huawei est pour l’instant parvenu à éviter un blocage généralisé : 25 contrats d’équipements 5G ont été conclus et les pouvoirs publics européens ont un avis nuancé.
Cette position médiane n’est pas due à un soutien du côté des acteurs publics, mais d’acteurs économiques centraux : les opérateurs télécoms européens, qui utilisent son équipement dans les réseaux 4G (en France, c’est le cas de Free et de SFR notamment). Ils soulignent qu’exclure Huawei ferait perdre deux ans à l’Europe, car les équipementiers n’ont pas la capacité nécessaire. Des considérations de coût sont aussi perceptibles chez les opérateurs : chargés de déployer les réseaux 5G, ils perçoivent Huawei comme un levier pour contraindre les autres acteurs du marché (Ericsson, Nokia) à s’aligner à la baisse sur le prix du groupe chinois.
Ce discours a visiblement convaincu : si un blocage des équipements Huawei a un moment été évoqué au Royaume-Uni, en Allemagne et en France - certains opérateurs comme Orange ou British Telecom ont annoncé une exclusion de Huawei de leurs réseaux 5G- une approche plus souple s’est imposée. Le Royaume-Uni est parvenu à la conclusion que le risque est « maîtrisable » quand l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information a en France prôné une approche raisonnée, basée sur des tests et des contrôles plutôt que sur une interdiction. Ce système suscite d’ailleurs l’ire des concurrents comme Ericsson, dont le président, Börje Ekhlom, souligne au World Mobile Forum qu’il est très inefficace puisqu’il ne concerne qu’un échantillon limité et conduira seulement à retarder les déploiements.
La relance de la procédure d’extradition de Meng Wanzhou le 1er mars par le Ministère de la Justice canadien, qui a affirmé qu’il y avait désormais suffisamment d’éléments pour présenter le dossier devant un juge, semble démontrer qu’Huawei est parvenu pour le moment à maîtriser la tempête autour de l’accusation d’espionnage, contraignant ses critiques à se reporter sur l’élément déclencheur. L’audience, fixée au 6 mars, sera sûrement l’occasion de nouveaux développements.
Une bataille géopolitique
Si Meng Wanzhou est libérée sous caution le 12 décembre, elle reste toujours sur le coup d’une procédure d’extradition vers le territoire américain.
L’entreprise se retrouve alors plongée au cœur d’une bataille géopolitique, sino-américaine. Suite à l’arrestation de Meng Wanzhou, la Chine proteste en effet par son ambassade au Canada, demandant la libération de sa ressortissante qui n’a « violé aucune loi américaine ni canadienne ». Elle arrête ensuite deux ressortissants canadiens, un ancien diplomate travaillant pour l’International Crisis Group pour « atteinte à la sécurité nationale » ainsi qu’un responsable d’agences de voyages, et condamne à mort un ressortissant canadien condamné quelques années plus tôt à 15 ans de prison. D’affaire individuelle, l’affaire Huawei devient donc une affaire d’État.
Face à cette situation, le groupe choisit d’abord une stratégie prudente. Suite à l’arrestation, il se borne à remarquer que « la compagnie a reçu très peu d’informations en ce qui concerne les accusations et n’est pas au courant d’un quelconque méfait de la part de Madame Meng ».
Puis, lorsqu’il reçoit des journalistes anglo-saxons au siège du groupe à Shenzhen en janvier, le fondateur, Ren Zhengfei, qui s’exprime très rarement devant la presse, se garde de tout propos provocant. Il souligne la neutralité politique du groupe - « j’aime mon pays, je soutiens le Parti communiste. Mais je ne ferai jamais rien pour nuire au monde », avant d’indiquer « je ne vois aucun lien entre mes convictions politiques personnelles et les activités de Huawei » - et fait l’éloge du président américain, qui coupe les taxes.
Mais c’est en un sens déjà trop tard : les États-Unis, changeant de fusil d’épaule, profitent de l’éclat médiatique autour de l’arrestation. Ils amplifient bruyamment une campagne auparavant discrète pour dissuader leurs alliés de recourir à l’équipementier chinois dans la 5G. Une deuxième accusation, bien plus grave, se greffe à la première : Huawei est contraint de faire de l’espionnage au profit du gouvernement chinois. Non seulement la direction de l’entreprise ne respecte pas les sanctions internationales, ce qui révèle une mauvaise gouvernance, mais en plus, l’entreprise dans son ensemble représente un risque pour la sécurité nationale, imposant sa mise à l’écart.
Cette accusation est formellement étayée par le retour d’une affaire d’espionnage économique portant sur des faits anciens. Le 29 janvier 2019, alors qu’ont lieu des négociations commerciales sino-américaines, un tribunal de l’État de Washington publie un acte d’accusation reprochant à Huawei d’avoir volé des technologies américaines. Il met au jour le vol de technologies de l’opérateur américain T-Mobile en 2012: un employé de Huawei, invité à visiter les locaux où était présenté Tappy, développé dans les années 2000 pour tester les smartphones en reproduisant les doigts humains, aurait alors extrait discrètement un composant du robot pour le glisser dans le sac de son ordinateur portable. Loin d’être le produit d’un agissement isolé, l’accusation soutient que cette fuite d’informations découle d’un système de primes internes à Huawei, où les employés seraient rémunérés pour les informations dérobées. Cette accusation sème alors le trouble sur l’équipementier, qui outre la vente de smartphones, entend contribuer à la construction du réseau 5G. Cette série d’événements n’est cependant pas entièrement fortuite : elle révèle un conflit latent avec l’équipementier chinois, entreprise high-tech chinoise la plus internationale.
Sécurité nationale et intérêts économiques
Depuis son expansion internationale datant du début des années 2000, l’entreprise a été en butte à l’hostilité américaine. Lorsqu’elle entre sur le marché américain en 2003, elle est immédiatement accusée par Cisco de commercialiser ses technologies et, si le règlement du différend est scellé en 2004 hors des tribunaux, elle n’a jamais réussi à s’implanter aux États-Unis dans le secteur des infrastructures télécoms, ayant été de fait exclue à partir de 2012. Un rapport d’une soixantaine de pages du House Intelligence Committee, commission du Congrès en charge du renseignement, avait en effet jugé que l’équipementier, comme son compatriote ZTE, ne coopérait pas suffisamment avec les autorités et était sous influence étrangère.
Cette inquiétude se renforce avec les réseaux de 5e génération, beaucoup plus sensibles que les autres parce que leurs composants sont « intelligents » et captent beaucoup plus de données. La Nouvelle-Zélande, l’Australie, le Japon ont ainsi déjà annoncé l’exclusion de Huawei des réseaux 5G, sous la pression des États-Unis qui ont eux-mêmes pris cette initiative.
Pourtant, dans une audition du 8 mars 2018, les experts auditionnés par la US-China Economic and Security Commission sur la question de la 5G recommandaient une approche plus souple, l’exclusion a priori des équipementiers chinois, transmettant le sentiment d’une application arbitraire de la loi. Dès le World Mobile Forum 2018, son PDG d’alors, Richard Yu, ne s’était pas privé de souligné que les concurrents de Huawei recouraient à des moyens politiques pour masquer leur retard technologique.
Après la période de tourmente, c’est précisément ce ressort qu’exploite la communication du groupe, à travers une campagne mondiale, soulignant le service rendu par la qualité de ses produits et leur coût compétitif.
Son porte-parole indique laconiquement « Nous allons continuer à laisser les faits parler d’eux-mêmes et nous efforcer d’expliquer mieux ce que nous faisons pour connecter les gens et améliorer la technologie ». Bannie de Nouvelle-Zélande, la marque joue de l’orgueil local en diffusant une affiche promotionnelle « La 5G sans Huawei, c’est comme le rugby sans la Nouvelle-Zélande » dans les journaux et les espaces publics. Par contraste avec ses déclarations de janvier, le fondateur Ren Zhengfei déclare le 21 février, à la BBC, que les États-Unis ne seront pas capables d’« écraser » son groupe et que leur décision n’est pas représentative, car « si la lumière s’éteint à l’Ouest, l’Est continuera quand même de briller ». Le PDG tournant actuel prend même un malin plaisir à retourner l’accusation : si les États-Unis souhaitent décourager leurs alliés de recourir à Huawei, c’est non seulement pour protéger leurs intérêts économiques en vendant des équipements américains, mais aussi pour mieux continuer à les espionner !
La stratégie d’Huawei a évolué, passant du silence à l’offensive, contournant l’aspect sécuritaire pour souligner les avantages économiques.
Un bilan nuancé d’une communication offensive
Selon l’ancien directeur des affaires publiques du groupe aux États-Unis, William Plummer, cité par le Financial Times, cette gestion de crise est un échec prévisible. L’approche de confrontation, qui aurait pu être légitime lorsque Huawei a été de facto exclu du marché américain en 2012, n’est plus efficace. Et le groupe a à de nombreuses reprises manqué l’opportunité de créer la confiance nécessaire avec les partenaires institutionnels.
Ceci dit, si l’administration américaine n’est pas convaincue, Huawei est pour l’instant parvenu à éviter un blocage généralisé : 25 contrats d’équipements 5G ont été conclus et les pouvoirs publics européens ont un avis nuancé.
Cette position médiane n’est pas due à un soutien du côté des acteurs publics, mais d’acteurs économiques centraux : les opérateurs télécoms européens, qui utilisent son équipement dans les réseaux 4G (en France, c’est le cas de Free et de SFR notamment). Ils soulignent qu’exclure Huawei ferait perdre deux ans à l’Europe, car les équipementiers n’ont pas la capacité nécessaire. Des considérations de coût sont aussi perceptibles chez les opérateurs : chargés de déployer les réseaux 5G, ils perçoivent Huawei comme un levier pour contraindre les autres acteurs du marché (Ericsson, Nokia) à s’aligner à la baisse sur le prix du groupe chinois.
Ce discours a visiblement convaincu : si un blocage des équipements Huawei a un moment été évoqué au Royaume-Uni, en Allemagne et en France - certains opérateurs comme Orange ou British Telecom ont annoncé une exclusion de Huawei de leurs réseaux 5G- une approche plus souple s’est imposée. Le Royaume-Uni est parvenu à la conclusion que le risque est « maîtrisable » quand l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information a en France prôné une approche raisonnée, basée sur des tests et des contrôles plutôt que sur une interdiction. Ce système suscite d’ailleurs l’ire des concurrents comme Ericsson, dont le président, Börje Ekhlom, souligne au World Mobile Forum qu’il est très inefficace puisqu’il ne concerne qu’un échantillon limité et conduira seulement à retarder les déploiements.
La relance de la procédure d’extradition de Meng Wanzhou le 1er mars par le Ministère de la Justice canadien, qui a affirmé qu’il y avait désormais suffisamment d’éléments pour présenter le dossier devant un juge, semble démontrer qu’Huawei est parvenu pour le moment à maîtriser la tempête autour de l’accusation d’espionnage, contraignant ses critiques à se reporter sur l’élément déclencheur. L’audience, fixée au 6 mars, sera sûrement l’occasion de nouveaux développements.